13
L’heure d’assumer les conséquences de ses actes

 

 

Les quais s’étendaient à perte de vue dans toutes les directions, tandis que les eaux bleu pâle de la mer Étincelante étaient mouchetées des voiles de milliers de vaisseaux, auxquels il faudrait des heures pour atteindre l’immense cité qui se dressait devant eux, et ce quelle que soit l’entrée choisie.

Portcalim, la plus grande ville de tous les Royaumes, était une agglomération tentaculaire de baraques, de temples massifs et de hautes tours surgies de plaines sur lesquelles s’entassaient des maisons basses en bois. Telle était la pierre angulaire de la côte sud ; un vaste marché bien plus étendu qu’Eauprofonde.

Entreri conduisit Régis sur les quais et dans la cité. Le halfelin ne résistait pas, tant il était submergé par les émotions violentes que les parfums incroyables, les spectacles et les bruits de la ville lui procuraient. La terreur qu’il ressentait à l’idée d’affronter le Pacha Amas s’était même évanouie dans le déferlement de souvenirs que lui provoquait son retour dans son ancienne cité.

Il y avait passé toute son enfance d’orphelin abandonné, dérobant de la nourriture dans les rues et dormant pelotonné près des feux de détritus que les autres clochards faisaient flamber dans les ruelles lors des nuits froides. Régis disposait toutefois d’un avantage par rapport aux autres vagabonds de Portcalim. Dès son plus jeune âge, il avait bénéficié d’un charme indéniable, ainsi que d’une certaine chance qui semblait le faire retomber sur ses pieds à tous les coups. Les membres de la bande de va-nu-pieds dont il avait fait partie avaient simplement secoué la tête avec un air entendu le jour où leur camarade halfelin avait été recueilli par l’une des nombreuses maisons closes de la cité.

Les « dames » avaient fait preuve de beaucoup de gentillesse à l’égard de Régis et l’avaient laissé s’occuper de menues tâches ménagères et de la cuisine ; tout cela en échange d’un train de vie somptueux que ses anciens amis ne pouvaient qu’envier. Conscientes du potentiel charismatique du halfelin, les dames le présentèrent même à celui qui deviendrait son mentor et qui le formerait jusqu’à en faire l’un des plus efficaces voleurs que la ville ait jamais connus : le Pacha Amas.

Ce nom revint à l’esprit de Régis comme une gifle en plein visage et lui rappela la terrible réalité à laquelle il était désormais confronté. Il avait autrefois été le pickpocket favori d’Amas, faisant la joie et la fierté du maître de guilde, ce qui ne lui rendrait aujourd’hui les choses que plus difficiles. Amas ne lui pardonnerait jamais sa trahison.

Un souvenir encore plus vivace coupa littéralement les jambes de Régis quand Entreri l’entraîna dans le quartier du Cercle des Bandits. Face à lui, au bout de l’impasse, se dressait un bâtiment en bois massif doté d’une porte tout à fait ordinaire. Mais Régis connaissait les splendeurs cachées derrière la modeste façade.

Ainsi que les horreurs…

Entreri l’agrippa par le col et le tira sans ralentir son allure.

— Maintenant, Drizzt, maintenant ! murmura le halfelin, espérant que ses amis soient tapis non loin de lui, prêts à tenter un sauvetage désespéré de dernière minute.

Il savait que ses prières ne seraient pas exaucées cette fois. Il s’était finalement attiré des ennuis si considérables qu’il ne s’en sortirait pas.

Deux gardes déguisés en mendiants s’avancèrent quand les deux nouveaux venus s’approchèrent de la porte. Entreri ne dit pas un mot mais leur lança un regard meurtrier.

Apparemment, les deux hommes reconnurent l’assassin. L’un d’eux buta sur son propre pied et trébucha en s’écartant, tandis que l’autre se précipitait à la porte, sur laquelle il frappa bruyamment. Un judas s’ouvrit et le garde chuchota quelque chose au portier qui se trouvait à l’intérieur. Une fraction de seconde plus tard, la porte s’ouvrit en grand.

Se retrouver face aux voleurs de la guilde fut insupportable au halfelin. Sombrant dans les ténèbres, il s’évanouit dans les bras de son ravisseur. Sans montrer la moindre émotion ou surprise, Entreri hissa son prisonnier sur une épaule et le porta comme un sac à l’intérieur du repaire des brigands, vers l’escalier situé derrière la porte.

Deux autres gardes se présentèrent pour l’escorter mais il les repoussa et passa devant. Cela faisait trois longues années qu’Amas l’avait envoyé sur les routes à la poursuite de Régis mais l’assassin connaissait le chemin. Il traversa plusieurs pièces, descendit d’un étage, puis s’engagea sur un long escalier en colimaçon. Il se retrouva rapidement au niveau de la ruelle et poursuivit son ascension vers les plus hautes pièces du bâtiment.

Régis reprit conscience, encore étourdi. Il jeta des regards affolés autour de lui quand sa vision se fit plus nette et qu’il se rappela où il se trouvait. Entreri le maintenait par les chevilles et la tête du halfelin se balançait dans le dos de l’assassin, sa main à quelques centimètres à peine de la dague incrustée de joyaux. Hélas, même s’il était parvenu à s’emparer de l’arme en un éclair, Régis savait qu’il n’avait aucune chance de s’échapper – pas avec Entreri, les deux gardes armés qui les suivaient, sans compter les regards curieux braqués sur eux derrière chaque embrasure de porte.

La rumeur de leur retour au sein de la guilde avait précédé l’arrivée d’Entreri.

Régis coinça son menton contre le flanc de l’assassin et parvint à regarder vers l’avant. Ils atteignirent un palier, sur lequel quatre gardes s’écartèrent sans un mot, dégageant l’entrée d’un bref couloir qui se terminait sur une porte décorée, blindée de fer.

La porte du Pacha Amas.

Régis plongea de nouveau dans les ténèbres.

 

***

 

Quand il entra dans la pièce, Entreri trouva exactement ce à quoi il s’attendait. Amas était confortablement installé sur son trône, LaValle à côté de lui et son léopard préféré à ses pieds. Aucun d’eux ne broncha en voyant apparaître ces deux associés, partis depuis si longtemps.

L’assassin et le maître de guilde se regardèrent longuement en silence. N’ayant pas imaginé un accueil aussi cérémonieux, Entreri observa attentivement l’homme qui se tenait devant lui.

Quelque chose n’allait pas.

Il fit glisser Régis de son épaule et le brandit devant lui, toujours à l’envers, comme s’il exhibait un trophée. Convaincu que le halfelin avait pour le moment perdu connaissance, il relâcha son étreinte et laissa son prisonnier s’effondrer lourdement au sol.

Cela fit glousser Amas.

— Trois longues années…, dit-il, brisant ainsi la tension.

Entreri acquiesça.

— Je vous avais averti que cette chasse prendrait du temps. Ce petit voleur a couru aux quatre coins du monde.

— Mais pas assez loin pour vous échapper, pas vrai ? ajouta Amas, légèrement ironique. Vous avez parfaitement rempli votre mission, comme toujours, maître Entreri. Vous obtiendrez la récompense promise.

Amas se rassit sur son trône et reprit son air distant, puis il se passa un doigt sur les lèvres tout en regardant Entreri avec suspicion.

Ce dernier ne comprenait pas pourquoi il subissait ce traitement après tant d’années difficiles passées à remplir avec succès sa mission.

Régis avait échappé au maître de guilde durant plus de cinq ans avant que celui-ci envoie Entreri à sa poursuite. Sachant cela, l’assassin ne pensait pas que trois années constituaient une si longue période pour retrouver le fugitif.

En outre, il n’avait pas l’intention de se prêter au jeu des devinettes.

— S’il y a un problème, expliquez-vous, dit-il sans ménagement.

— Il y avait un problème, répondit mystérieusement Amas, en accentuant l’imparfait qu’il avait employé dans sa phrase.

Entreri recula d’un pas hésitant, désormais tout à fait perplexe – pour l’une des très rares fois de sa vie.

Régis s’agita à cet instant et parvint à se redresser en position assise, mais les deux hommes, lancés dans leur conversation, n’y prirent pas garde.

— Vous avez été suivi, expliqua Amas, qui ne voyait pas l’intérêt de taquiner trop longtemps le tueur. Des amis du halfelin ?

Régis dressa l’oreille.

Entreri prit le temps de réfléchir à sa réponse. Devinant où voulait en venir Amas, il lui fut facile d’imaginer qu’Obéron avait sans doute informé le maître de guilde de bien plus de choses que de son simple retour avec Régis. Il songea qu’il lui faudrait rendre visite au magicien lors de son prochain passage à la Porte de Baldur, afin de lui expliquer les limites à ne pas franchir en matière d’espionnage et de loyauté. Personne ne se mettait deux fois en travers du chemin d’Artémis Entreri.

— Cela n’a pas d’importance, dit Amas, ne voyant venir aucune réponse. Ils ne nous gêneront plus.

Régis se sentit mal. Ici, c’étaient les terres du Sud, le territoire du Pacha Amas. Si celui-ci avait eu vent que ses amis étaient lancés à sa recherche, il avait certainement pu aussi les éliminer.

Entreri le comprit également. Il dut lutter pour conserver son calme alors qu’une rage bouillonnante grandissait en lui.

— Je m’occupe de mes propres affaires, gronda-t-il sur un ton qui confirma au maître de guilde qu’il s’était en effet livré à un petit jeu d’ordre personnel avec ses poursuivants.

— Et moi des miennes ! répliqua Amas en se dressant sur son trône. J’ignore de quelle manière cet elfe et ce barbare sont liés à vous, Entreri, mais ils n’ont rien à voir avec mon pendentif ! (Il reprit rapidement le contrôle de lui-même et se rassit, conscient que cette entrevue était devenue trop dangereuse pour être poursuivie.) Je ne pouvais pas prendre le risque.

Les muscles crispés de l’assassin se détendirent. Il ne souhaitait pas entrer en conflit avec Amas et il ne pouvait pas changer le passé.

— Comment ? demanda-t-il.

— Des pirates, répondit Amas. Pinochet me devait un service.

— Est-ce confirmé ?

— Quelle importance pour vous ? Vous êtes ici. Le halfelin aussi.

Il s’interrompit soudain quand il se rendit compte qu’il n’avait pas encore aperçu le rubis.

Ce fut alors à son tour d’avoir des sueurs froides et des inquiétudes.

— Est-ce confirmé ? répéta Entreri, sans faire le moindre geste en direction du bijou magique qui pendait, invisible, autour de son cou.

— Pas encore, balbutia Amas. Mais ils sont à trois vaisseaux contre un. Aucun doute n’est possible.

Entreri dissimula son sourire. Il connaissait suffisamment le puissant drow et le barbare, qui l’était tout autant, pour les supposer vivants tant que leurs corps n’auraient pas été exposés devant lui.

— Eh bien si, le doute est possible, murmura-t-il dans sa barbe en ôtant le joyau de son cou pour le tendre au maître de guilde.

Amas s’en empara de ses mains tremblantes et sut immédiatement, en sentant les vibrations familières, qu’il s’agissait de la pierre précieuse authentique. Quel pouvoir il allait désormais exercer ! Avec ce rubis magique en main, Entreri revenu à ses côtés et les rats-garous de Rassiter sous ses ordres, il serait impossible de l’arrêter !

LaValle posa une main apaisante sur l’épaule du maître de guilde. Ce dernier, qui rayonnait en songeant à son immense pouvoir à venir, leva la tête vers lui.

— Vous recevrez la récompense promise, répéta Amas à Entreri dès qu’il eut repris son souffle. Et bien plus encore !

Entreri s’inclina.

— Saluons nos retrouvailles, alors, Pacha Amas, répondit-il. Qu’il est bon d’être de retour chez soi.

— Concernant l’elfe et le barbare…, dit Amas, soudain saisi une seconde fois par la pensée qu’il ne fallait jamais se fier à l’assassin.

Entreri l’arrêta, les mains tendues, paumes ouvertes.

— Une tombe aquatique leur convient aussi bien que les égouts de Portcalim, dit-il. Ne nous soucions plus de ce qui est derrière nous.

Le visage d’Amas afficha un large sourire.

— Entendu, saluons donc nos retrouvailles. En particulier quand tant d’affaires agréables nous attendent.

Il lança alors un regard noir à Régis, mais le halfelin, assis par terre la tête basse à côté d’Entreri, ne le remarqua pas.

Il essayait encore de digérer la nouvelle concernant ses amis. À cet instant, il ne s’inquiétait pas de savoir dans quelle mesure leurs morts pourraient affecter son propre avenir – ou plutôt son manque d’avenir. Il ne pensait qu’à leur disparition. D’abord Bruenor à Castelmithral, puis Drizzt et Wulfgar, et peut-être aussi Catti-Brie. En comparaison, les menaces du Pacha Amas semblaient bien creuses. Quelles tortures pourrait-il lui faire endurer qui le fassent plus souffrir que la perte de ses amis ?

— J’ai passé de nombreuses nuits blanches, à me lamenter sur la déception que tu m’avais causée, dit Amas à Régis. Et encore plus à me demander comment j’allais te la faire payer !

La porte s’ouvrit et interrompit le raisonnement du maître de guilde, qui n’eut pas à lever la tête pour deviner qui avait osé entrer sans autorisation. Un seul homme dans la guilde possédait des nerfs assez solides pour agir de la sorte.

Rassiter se glissa dans la pièce et décrivit un cercle serré au point d’en être gênant autour des nouveaux venus.

— Salutations, Amas, dit-il avec désinvolture, les yeux rivés sur le regard sévère de l’assassin.

Amas ne répondit rien mais se cala le menton dans la main, et observa. Il avait souvent imaginé cette rencontre.

Rassiter mesurait trente centimètres de plus qu’Entreri, détail qui ne faisait qu’accentuer l’attitude déjà habituellement effrontée du rat-garou. À l’image de tant de brutes stupides, il confondait souvent la force et la taille. Regarder de haut cet homme, qui était une véritable légende dans les rues de Portcalim – et par conséquent son rival -, lui fit penser qu’il avait d’ores et déjà gagné la partie.

— Ainsi, tu es donc le grand Artémis Entreri, dit-il avec un mépris évident dans la voix.

Entreri ne cilla pas. Ses yeux exprimaient son envie de meurtre tandis qu’il suivait du regard Rassiter, qui ne cessait de lui tourner autour. Régis lui-même fut sidéré par l’audace de l’étranger. Personne ne frôlait Entreri avec une telle décontraction.

— Salutations, dit enfin le rat-garou, satisfait de son examen, avant de s’incliner profondément. Je suis Rassiter, le plus proche conseiller du Pacha Amas et le contrôleur des quais.

Entreri ne répondait toujours pas. Il se tourna vers Amas, en quête d’une explication.

Le maître de guilde répondit à son regard curieux par un sourire narquois, les paumes tournées vers le haut en un geste d’impuissance.

Rassiter poussa la familiarité encore plus loin.

— Toi et moi, chuchota-t-il plus ou moins à Entreri, nous accomplirons de grandes choses.

Il esquissa le geste de poser la main sur l’épaule de l’assassin mais celui-ci le repoussa de son regard glacial, si meurtrier que l’impudent Rassiter lui-même commença à comprendre le danger de son attitude.

— Tu pourrais te rendre compte que j’ai beaucoup à t’offrir, dit ce dernier en reculant prudemment d’un pas. (Ne voyant aucune réponse venir, il se tourna vers Amas en exhibant son sourire jaune.) Souhaitez-vous que je m’occupe du petit voleur ?

— Il est à moi, Rassiter ! répliqua Amas d’un ton ferme. Je vous interdis de le toucher avec vos sales pattes poilues !

Entreri saisit l’allusion.

— Bien entendu, répondit le rat-garou. J’ai à faire. Je dois vous quitter.

Il s’inclina brièvement, fit demi-tour pour s’en aller et croisa une dernière fois le regard glacial d’Entreri, qu’il fut incapable de soutenir – le sien n’avait pas une telle intensité.

Il secoua la tête avec incrédulité au passage, convaincu qu’Entreri n’avait toujours pas cillé.

— Vous étiez parti et mon pendentif avait disparu, expliqua Amas quand la porte se fut de nouveau refermée. Rassiter m’a aidé à maintenir, et même à accroître la puissance de la guilde.

— C’est un rat-garou, lâcha Entreri, comme si ce fait constituait à lui seul un argument sans réplique.

— C’est le chef de leur guilde. Ils sont loyaux et faciles à contrôler. (Il brandit le pendentif orné de son rubis.) Ce sera encore plus facile à partir de maintenant.

Entreri admettait difficilement la situation, même à la lumière de la futile tentative d’explication d’Amas. Il souhaitait prendre le temps de réfléchir à ce nouvel aspect, pour comprendre à quel point les choses avaient changé au quartier général de la guilde.

— Mes appartements ? demanda-t-il.

LaValle s’agita, mal à l’aise, et baissa les yeux vers Amas.

— Je m’en sers, bégaya le magicien. Mais d’autres pièces vont être aménagées pour moi. (Il désigna la porte, nouvellement percée entre le harem et l’ancien domaine d’Entreri.) Ils devraient avoir terminé d’un jour à l’autre. Je peux vous rendre votre espace en quelques minutes.

— Inutile, répondit Entreri, qui préférait cette organisation à l’ancienne. (Il désirait de toute façon s’écarter d’Amas pour un temps, afin de mieux évaluer la situation et planifier ses actes à venir.) Je trouverai une pièce plus bas, où je comprendrai peut-être mieux les nouvelles façons d’agir de la guilde.

LaValle se détendit et lâcha un soupir peu discret.

— Que dois-je faire de celui-là ? demanda Entreri après avoir agrippé Régis par le col.

Amas croisa les bras et redressa la tête.

— J’ai imaginé des millions de tortures à la hauteur de ton crime, dit-il à Régis. J’ai tant d’idées, à vrai dire, que je ne sais pas comment te faire payer convenablement ta trahison. (Il tourna le regard vers Entreri et libéra un petit rire.) Peu importe, je trouverai bien. Enfermez-le dans les Neuf Cellules.

Régis se sentit une nouvelle fois faiblir quand il entendit prononcer le nom du terrible donjon. Cet endroit, la prison favorite d’Amas, était une salle de torture habituellement réservée aux voleurs coupables de meurtres sur d’autres membres de la guilde. Entreri sourit en voyant le halfelin aussi terrifié à la simple évocation du lieu. Il le souleva aisément du sol et l’emmena hors de la pièce.

— Cela ne s’est pas bien passé, commenta LaValle après le départ d’Entreri.

— C’était splendide ! rétorqua Amas, qui ne partageait pas cet avis. Je n’ai jamais vu Rassiter aussi perturbé et le voir ainsi m’a procuré bien plus de plaisir que je l’aurais jamais supposé !

— Entreri le tuera s’il ne prend pas garde, fit remarquer le magicien d’un ton grave.

Amas parut amusé par cette idée.

— Il nous faut alors apprendre qui serait susceptible de lui succéder. N’aie crainte, mon ami. Rassiter est un champion de la survie. Il a passé toute sa vie dans les rues et sait quand se réfugier dans la sécurité des ombres. Il apprendra vite où se trouve sa place aux côtés d’Entreri et il lui vouera bientôt le respect qui lui est dû.

LaValle ne songeait pas à la sécurité de Rassiter – il avait souvent lui-même imaginé se débarrasser du rat-garou. Il s’inquiétait principalement d’un profond désaccord potentiel au sein de la guilde.

— Et si Rassiter oriente le pouvoir de ses alliés contre Entreri ? demanda-t-il, la voix encore plus sinistre. La guerre de rue qui s’ensuivrait diviserait la guilde en deux.

Amas rejeta cette éventualité d’un geste de la main.

— Rassiter lui-même n’est pas aussi stupide, répondit-il en tripotant le pendentif, la police d’assurance dont il pourrait justement avoir besoin.

LaValle se détendit, rassuré par la sérénité de son maître et la capacité de celui-ci à gérer cette situation délicate. Il se rendit compte que, comme toujours, Amas avait raison. Entreri avait troublé le rat-garou d’un simple regard, ce qui profiterait à toutes les parties concernées. Désormais, peut-être Rassiter se comporterait-il vis-à-vis de la guilde d’une façon plus appropriée à son rang. En ajoutant à cela le fait que l’assassin serait bientôt logé à ce même étage, peut-être les intrusions de cet immonde rat-garou se produiraient-elles moins fréquemment.

Oui, c’était bon de voir Entreri de retour.

 

***

 

Les Neuf Cellules étaient ainsi nommées en raison de leur disposition ; neuf cavités creusées dans le sol, trois de côté sur trois de long, au centre d’une pièce. Seul le compartiment central restait inoccupé, les huit autres renfermaient les trésors les plus précieux du Pacha Amas : d’impressionnants fauves de chasse provenant des quatre coins du Royaume.

Entreri confia Régis au geôlier, un géant masqué, puis recula pour contempler le spectacle. L’homme attacha autour du halfelin l’extrémité d’une épaisse corde, qui montait jusqu’à une poulie fixée au plafond, située juste au-dessus de la cage centrale, puis redescendait jusqu’à à une manivelle sur le côté.

— Détache-la quand tu seras à l’intérieur, grogna le colosse à Régis en le poussant vers l’avant. Choisis ton chemin.

Le prisonnier fit quelques pas prudents vers les cellules extérieures. Elles mesuraient toutes environ trois mètres de côté et comprenaient des cavités creusées dans les murs, où les animaux pouvaient se reposer. Toutefois, aucune de ces bêtes n’en profitait pour le moment et toutes semblaient aussi affamées.

Elles étaient tout le temps affamées.

Régis choisit le passage situé entre un lion blanc et un tigre massif, pensant que ces deux géants seraient les moins susceptibles d’escalader les sept mètres de paroi et de lui planter une griffe dans la cheville par en dessous. Il avança un pied sur le mur, large d’à peine une dizaine de centimètres, qui séparait les fosses puis hésita, terrifié.

Le geôlier tira un coup sec sur la corde, ce qui manqua de peu de faire basculer le halfelin dans la prison du lion. Il reprit sa marche à contrecœur et se concentra sur sa progression tout en essayant d’ignorer les grondements et les griffes en contrebas. Il était presque parvenu à la cellule centrale quand le tigre se jeta de tout son poids contre le mur, lui assenant ainsi une violente secousse. Régis perdit l’équilibre et bascula.

Le geôlier actionna la manivelle, rattrapa le prisonnier à mi-hauteur de la paroi et le hissa juste hors d’atteinte du félin bondissant. Lancé contre le mur opposé, Régis s’y écrasa la poitrine mais ne ressentit pas la moindre douleur sur le moment, tant sa situation était critique. Il escalada la paroi, se rétablit à son sommet, puis parvint au-dessus de la cellule centrale, dans laquelle le gardien le fit descendre.

Il posa le pied au sol avec hésitation et s’agrippa à la corde, comme si elle représentait son seul secours, refusant de croire qu’il devait rester dans cet endroit de cauchemar.

— Détache-la ! ordonna le geôlier.

Régis comprit au ton employé que désobéir ne lui apporterait que des souffrances inimaginables. Il libéra donc la corde.

— Dors bien, ajouta son tortionnaire en riant, tandis qu’il tirait la corde, désormais hors de portée du prisonnier. L’homme encapuchonné quitta les lieux, accompagné d’Entreri et non sans avoir éteint la totalité des torches de la pièce, puis il claqua la porte en fer derrière lui, laissant Régis seul dans l’obscurité en compagnie de huit fauves affamés.

Les murs qui séparaient les cellules des animaux étaient pleins et les empêchaient de se blesser les uns les autres mais la cage centrale était entourée de barreaux suffisamment espacés pour permettre aux animaux d’y passer une patte. Cet antre de torture était circulaire, ce qui offrait la même facilité d’accès au prisonnier à chacune des huit bêtes.

Régis n’osait pas bouger. La corde l’avait exactement placé au centre de sa prison, le seul point précis où il ne pouvait être touché par les fauves. Il observait leurs yeux, qui brillaient méchamment dans la faible luminosité. Il entendait de temps à autre le raclement d’une griffe qui se déployait et sentait même parfois le bruissement de l’air déplacé quand l’un d’entre eux parvenait à insérer suffisamment sa patte entre les barreaux pour porter un coup proche.

Chaque fois qu’une énorme patte s’abattait sur le sol près de lui, Régis devait se souvenir de ne pas bondir en arrière, où l’attendait un autre animal.

Cinq minutes passèrent, qui semblèrent durer des heures, et il frissonna à l’idée du nombre de jour où Amas le garderait ici. Il songea même qu’il vaudrait peut-être mieux en finir tout de suite, un sentiment qui venait à l’esprit de la plupart de ceux qui étaient placés dans cet endroit.

Un nouveau coup d’œil aux fauves lui fit repousser cette éventualité. Même s’il restait persuadé qu’une mort rapide infligée par les griffes d’un tigre serait préférable au sort qui lui était sans aucun doute réservé, il n’aurait jamais trouvé le courage de passer à l’action. C’était un survivant – il l’avait toujours été – et il ne pouvait donc nier le caractère obstiné de sa personnalité qui refusait de renoncer, malgré l’avenir sombre qui l’attendait.

Désormais aussi immobile qu’une statue, il se contraignit à n’évoquer que des souvenirs de son passé récent, les dix années passées à l’extérieur de Portcalim. Il avait vécu de nombreuses aventures et couru de nombreux dangers lors de ses pérégrinations. Il rejoua encore et encore dans son esprit ces combats et ces évasions, tentant de retrouver la sensation d’excitation pure qu’il avait alors ressentie ; des pensées d’action destinées à le maintenir éveillé.

Car, s’il se laissait submerger par la fatigue et s’effondrait sur le sol, un de ses membres pourrait se retrouver trop près de l’un des fauves.

Plus d’un prisonnier avait été happé par un pied et tiré sur le côté avant d’être écharpé.

Quant à ceux qui survivaient aux Neuf Cellules, ils n’oubliaient jamais les regards voraces de ces seize yeux brillants.

Le Joyau du Halfelin
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